Comment penser et écrire une histoire de l'expérience de vivre ? Telle est la question posée par Christian Jouhaud à partir de « l'espèce de journal » tenu pendant trente ans par Marie Du Bois, gentilhomme du Vendômois, valet de chambre des rois Louis XIII et Louis XIV. Cet écrit singulier surprend d'abord par la difficulté de lui trouver un statut : ce n'est ni un livre de raison, ni une autobiographie, ni un journal spirituel, ni une histoire, et pourtant il peut être abordé sous tous ces aspects.
Il ne s'agit pas non plus d'une histoire de vie, mais d'une histoire des expériences d'un homme « ordinaire » en ses territoires de vie. Le je de Du Bois, qui s'exprime continûment, ne sert en effet aucun épanchement autobiographique, mais, de page en page, il permet de comprendre l'itinéraire de l'intériorisation des normes et des contraintes par quelqu'un qui a confié à l'activité d'écrire régulièrement la représentation de sa vie comme action. L'exercice pourrait sembler futile, ou mineur, si l'événement politique ne venait pas brutalement fracasser la mécanique diariste, finissant par politiser l'écriture, par exemple dans l'expérience intime de signes de désordre, comme pendant la Fronde, qui menacent la lisibilité d'un monde dont l'ordre est la valeur cardinale.
Depuis la chambre du roi et la campagne du Vendômois sont ainsi revisités les rapports entre local et national au XVIIe siècle, l'histoire politique de l'État, l'histoire anthropologique de l'acte d'écrire et de transmettre par l'écriture, inscrivant, dans le siècle de Louis XIV, un siècle de Marie Du Bois.
Directeur d'études à l'EHESS, directeur de recherche émérite au CNRS, Christian Jouhaud est spécialiste de l'histoire sociale, politique et culturelle du xviie siècle. Son travail porte également sur l'histoire de l'historiographie et du fait littéraire. Il a notamment publié : Les pouvoirs de la littérature. Histoire d'un paradoxe (Gallimard, 2000), Sauver le Grand-Siècle ? Présence et transmission du passé (Seuil, 2007), Richelieu et l'écriture du pouvoir. Autour de la journée des dupes (Gallimard, 2015), Une femme a passé. Méditation sur la Gradiva (Gallimard, 2019).
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L'historien qu'est Christian Jouhaud 'bégaie Gradiva' - l'héroïne du roman éponyme de Wilhelm Jensen - sur le mode des variations et fugues. Elle est 'fragment' du discours amoureux de Barthes, 'charme' chez Pontalis, modèle de peintre et maîtresse d'Eugène Delacroix au Maroc chez Alain Robbe-Grillet dans C'est Gradiva qui vous appelle ; 'escort girl de la théorie du rêve et Jeanne d'Arc de la jeune psychanalyse' chez un Freud qui réussit à transmettre le 'trouble poétique de cette histoire un peu niaise', en estompant - c'est un comble - la part la plus érotique du récit. Or Gradiva - c'est une vraie trouvaille de ce livre - n'est pas, voire pas du tout, celle que l'on croyait, et cela change tout - 'l'intrigue de Jensen a une voie d'eau'.
Au bout d'une enquête qui ouvre sur le lecteur ordinaire de fiction qu'est Freud, l'auteur rendra malgré tout Gradiva, et nous avec elle, à l'énigme qu'elle est aussi : image intime et insaisissable - 'la passante de toujours. Celle des ruines là-bas et celle de Paris, celle du trouble et de l'émotion incomprise, celle des Fleurs du mal'.
Une femme a passé.
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On a beaucoup écrit sur la journée des Dupes, souvent la même chose : un jour Richelieu est congédié, le lendemain il triomphe, élimine ses ennemis et poursuit son éclatante carrière au coeur des rouages du pouvoir monarchique. Mais cet épisode ne se réduit pas à la narration qui prétend le restituer. Il s'insère dans une suite d'événements, qui le produit et lui donne sens.
Christian Jouhaud reconstitue cette crise politique dans sa longue durée. Il en retrouve les protagonistes célèbres ou moins connus, scrute les décors et les lieux, met au jour les enjeux visibles, les passions dissimulées, les non-dits et les arrière-pensées. Défi lent ainsi sous un éclairage parfois surprenant les figures attendues de Louis XIII, roi de cérémonie et de violence, de la reine mère, d'un Richelieu tacticien de sa propre histoire autant que de la puissance de l'État ; mais encore les vaincus de cette crise, un Marillac, un Bassompierre, qui en portent témoignage du fond de leur défaite.
L'histoire du pouvoir politique n'a de meilleure voie d'accès que de disséquer l'Événement, comme dans une autopsie, pour en explorer les ramifications et les replis. Mais cette histoire n'est intelligible que dans les traces écrites qui disent les actions du pouvoir et dans le travail d'écriture conçu par le pouvoir pour s'inscrire dans le temps.
Prix Madeleine Laurain-Portemer 2015
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Dartigaud a-t-il existé ? Oui et non. Ce livre est le fruit de cette incertitude. Vie d'un historien – ombre inquiétante de l'auteur –, essai sur l'écriture de l'histoire, souvenir d'une puissance inexpliquée : la folie du personnage, engendrée par l'avidité d'un rapport déréglé au passé, produit une science historique sans recoins sombres ni portes dérobées.
Dans ce livre à surprises, on croise un meurtrier condamné à mort, un policier devenu tenancier de bistrot, quelques grandes figures des sciences sociales naissantes, un curé-poète du XVIIe siècle et aussi François Mauriac et Henri de Toulouse-Lautrec. Et même un psychanalyste sans nom et sans visage qui constate un jour que Dartigaud n'a plus d'ombre. Est-il donc guéri ?
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Les monuments historiographiques peuvent-ils transmettre autre chose qu'un patrimoine à célébrer ? Le Grand-Siècle et ses solennelles majuscules sont un terrain idéal pour poser cette question. Ce livre cherche des présences vivantes du passé en s'intéressant de préférence aux lézardes sur la façade du monument. Il le fait à partir du " journal " de Marie Du Bois, valet de chambre de Louis XIV, et de divers écrits d'historiens consacrés au XVIIe siècle.
Il procède d'abord à une inversion de places : le témoin direct de son temps est traité en historien, alors que les écrits des historiens sont considérés comme des témoignages sur l'action de rendre le passé présent. Dans les deux cas, l'entrelacement du passé et de l'écriture qui le restitue est saisi comme l'événement d'une rencontre. Une telle rencontre advient dans des " lieux " historiques qui constituent les différents chapitres du livre : la vision, la commémoration, l'enfance, l'envers et l'endroit, l'action d'entrer, de construire des espaces, de poser des frontières et de les subvertir.
Historien, Christian Jouhaud est directeur de recherche au CNRS et directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales. Il a notamment publié Mazarinades. La Fronde des mots (1985), La Main de Richelieu ou le Pouvoir cardinal (1991), Les Pouvoirs de la littérature. Histoire d'un paradoxe (2000).
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